- Vous connaissez tous ça, ce n'est pas propre au monde de l'édition, la vie tient beaucoup à des choses presque imprévisibles. Pas le hasard, parce qu'il n'y a pas de hasard. Vous savez comme les choses dépendent souvent de relations. Il se trouve que j'ai été mis en relation avec Dinaw par son agent. Les écrivains aux Etats-Unis sont rattachés à des agents, pas uniquement pour des raisons de promotions, mais pour tout un suivi au cours de la phase de rédaction. Comme peut le faire un éditeur en France.
Cette douce excitation d'un rejoindre pour la première fois un petit monde culturel, une figure imposée agréablement élitiste, une séance de dédicace. Ce vendredi, l'auteur américain Dinaw Mengestu s'est déplacé à la librairie Dédicaces de Rueil, pour présenter son premier livre, Les belles choses que portent le ciel. Accompagné de son éditeur, introduisant l'auteur en début de présentation.
- J'étais donc en relation avec cet agent littéraire newyorkais, P.J. Clark, avec qui j'avais conclu un contrat pour un jeune auteur américain d'origine japonaise. La traduction est en cours, le livre doit paraître à l'automne prochain. Et donc P.J. Clark me parle de ce jeune auteur d'origine éthiopienne, dont il veut me présenter le premier manuscrit en cours de finalisation. Je me suis plongé dans la lecture, et j'ai trouvé le manuscrit très fort, d'une étonnante maturité pour un auteur aussi jeune. En fait, son agent m'a ensuite fait parvenir une deuxième version, que j'ai lue durant mes vacances. Je m'en souviens car j'étais en vacances dans le Massif Centrale, dans ces zones où les portables ne captent pas. J'ai lu cette deuxième version du manuscrit, et j'ai été bluffé par le travail, par l'évolution, la structure très complexe qu'avait prise l'histoire. Je me revois appelant New York depuis une cabine téléphonique, pour obtenir les droits français. C'était à l'été 2006. Et ensuite, à la Foire de Francfort, à l'automne, le livre a été un succès, traduit dans plus dix langues, il me semble.
Je pourrais retranscrire d'autres détails, la jolie carrière de ces Jolies choses que portent le ciel se prête à une beau discours introductif. La sortie américaine en mars, les excellentes critiques dans les plus grands journaux US, et maintenant les différents papiers dans les références françaises, Le Monde, Les Inrocks, et même les prix, prix Fémina Etranger 2007. Marchant dans les rues rueilloises à 19h, en direction de la librairie, je me retrouve derrière l'auteur et son éditeur, téléphone à l'oreille : "Oh, et sur le trajet, on vient de recevoir une excellente nouvelle, le livre fait partie de la liste des 20 meilleurs livres de l'année, liste du magazine Lire". C'est même un jury Lire - L'Express - RTL, avec remise du prix mercredi prochain.
Amusantes, ces caractéristiques de l'édition française. Mais très amusant aussi, le cadre de la librairie qui accueille cette petite réunion littéraire à l'échelle rueilloise. En pénétrant dans les lieux à 19h, on découvre trois rangées de chaises pliantes en deux colonnes, chaises plastifiées aux couleurs beige et bleu claire, disposées à la place des présentoirs habituels. Ceux-ci sont regroupés au fond, collés les uns aux autres dans la moitié 115 m2 d'espace, et ils ne comprennent qu'une toute petite réserve. De grosses lampes rondes et blanches pendent du plafond, basses, éclairant habituellement les ouvrages au plus près, et caressant ici de les quelques chevelures présentes à 19h. Les quatre libraires, l'auteur, l'éditeur, trois ou quatre spectateurs pour l'instant.
Les quatre figures de la librairie me sont familières maintenant après six mois d'abonnement. Le libraire souriant, cheveux poivres et sel sur chemise à carreaux marron, suçotant parfois la branche de ses lunettes en écoutant les autres orateurs. La libraire expérimentée, quarante ans peut-être, à l'embonpoint léger de ceux qui ont passé beaucoup de temps à lire ces dernières années. Le jeune libraire, encore étudiant récemment, montures épaisses et noires des lunettes carrées, généreuse chevelure châtain sur bouc, chemise élégante gros foncé. Et l'apprentie, Emilie, éternel jean bleu, joues rondes et rosées, frange minimale, coupe de cheveux maladroite au point d'avoir l'air faite exprès, et sa voix toute murmurante. Ils reçoivent dans leur domaine, ils sont contents, ils accueillent sourire aux lèvres.
- Alors, vous l'avez lu ?
- Hélas, non. En fait, je voudrais le lire en anglais, et comme je ne pensais pas pouvoir être présent ce soir, je ne me sentais pas pressé, je ne l'avais pas encore acheté. Et puis mon départ en Allemagne a été retardé, je me suis décidé à venir écouter Dinaw Mengestu il y a juste une semaine. Je l'ai cherché sans succès à Gibert samedi dernier...
Le libraire consulte sa base internationale. Il peut le commander pour dans deux semaines, mais c'est trop court, je serai duisburger. Je le chercherai à Paris, il sera bien chez WHSmith.
Quelques personnes arrivent peu à peu, achètent le livre à l'étrange couverture orange et aux tâches bizarres d'Albin Michel. Allez, allons-y, et les gens prendront la présentation en cours.
L'éditeur a raconté sa découverte, évoqué son goût pour ce livre, pour sa justesse, décrit certains aspects de l'histoire, quelques axes narratifs. Et il a laissé parler l'auteur, en anglais, traduisant ensuite ses longues tirades pour l'auditoire. Ils ont beaucoup parlé du livre, oui, même lu quatre longs passages, comprenant d'ailleurs la dernière page. Mais l'auteur a surtout raconté son parcours, l'histoire du livre, et ce cheminement joue beaucoup pour la force de séduction du livre, générant une confiance quant à sa justesse.
Dinaw Mengestu est né en Ethiopie en 1978, à Addis-Abeba, soit quatre ans après la révolution qui a renversé l'empereur Hailé Sélassié. Son père a fui peu avant sa naissance, atteignant l'Italie, puis les Etats-Unis. Dinaw et le reste de sa famille l'ont rejoint en 1982, s'installant dans une petite ville du Midwest, qui n'avait certainement jamais vu d'éthiopiens auparavant. Dinaw a plus tard gagné Chicago, puis Washington DC pour étudier à l'université de Georgetown.
DC, accueillant une large communauté éthiopienne, ce qui confronte Dinaw avec le quotidien de ses compatriotes exilés éthiopiens. Cela le pousse à s'interroger sur la vie de cette communauté, sur ses sentiments face à l'exil, et il questionne ainsi peu à peu ses proches sur leur histoire, sur la réalité de la situation en éthiopie à la fin des années 70. Dinaw Mengestu compte alors en tirer un livre de récit réel, une non-fiction, et il s'attelle à la tâche pendant environ deux ans. Sans savoir trop comment rassembler toutes les pistes narratives en une unique histoire cohérente. Il déménage alors à New York, continuant à songer à son projet, puis revient à Washington après quelques années. Un jour, marchant dans DC, il aperçoit un petit épicier éthiopien devant sa boutique, s'interroge intérieurement sur son parcours, et le destin possible de cet épicier se met peu à peu à cristalliser tous les témoignages accumulés depuis des années. C'est la solution à ses recherches littéraires, créer une fiction habile permettant d'intégrer les réalités collectées, et c'est ce qui deviendra Les belles choses que portent le ciel.
Je ne vais pas évoquer trop en détails les aspects du livres évoquées par les différents orateurs. Le livre semble habilement construit, mettant en présence des figures fortes, trois amis émigrés dans différentes situations, leur impossibilité de recréer totalement un foyer en exil, les fêlures invisibles, quel que soit le niveau de réussite matérielle, leur confrontation avec l'Amérique blanche quand celle-ci investit des quartiers modestes en phase de gentrification. La description de ces figures semble subtile et juste, les tons et voix des personnages apparemment parfaitement ciselés. Des qualités qui m'ont fait songé à L'histoire de l'amour, de Nicole Krauss, autre jolie histoire de déracinés aux Etats-Unis, juifs polonais cette fois. J'espère être autant enthousiaste dans ma prochaine lecture des Belles choses pour l'Histoire de l'amour.
Mais mon enthousiasme pour cette soirée à la librairie Dédicaces ne provient pas uniquement de la découverte littéraire, satisfaction de trouver un livre prometteur. Pas uniquement. La mise en scène de cette présentation m'a semblé superbe, magnifique collection de petits détails adorables et pittoresques, ces pépites discrètes qui rendent si séduisants les salons et manifestations littéraires. Les chaises pliantes bien sûr, passées au retardataires pendant que l'auteur évoque la révolution éthiopienne, ou la différence entre african american et african in America. Les murs couverts de livres tout autour de la pièce, juste derrière les orateurs, aussi, bien sûr, et le regard s'arrête soudain sur des couvertures à la droite de l'éditeur expérimenté, gros titre jaune d'un livre sur Sébastien Chaballe ou ouvrage sur le tissus au XXème siècle. Cinq minutes auparavant, le pull de cet employé honorable d'Albin Michel glissait du dossier, et il le projetait sur une pile de livres sans même interrompre sa traduction. Et enfin, les gobelets en plastique du petit pot final, remplis de vin rouge à côté d'une assiette de saucisson que gardent les libraires expérimentés. Pendant ce temps, Emilie l'apprentie écoule à la pelle de larges stocks des Belles choses que portent le ciel, et Dinaw Mengestu les signes à l'autre bout de la pièce.
C'est avec impatience que j'attends donc la venue à Dédicaces de Pascal Quignard, vendredi 29 novembre, pour son livre "La nuit sexuelle". Même si le libraire à bouc m'a présenté l'ouvrage comme moins convaincant que "Le sexe et l'effroi" du même Quignard. Mais il y aura certainement une projection d'oeuvres commentées par l'auteur, et peut-être trouverai-je alors le courage d'aller discuter avec lui, même pour un sujet futile. Car souvent, les choix de livres qu'on lit tiennent à peu de chose. Ce soir, je n'ai pas osé parler à Dinaw Mengestu de mon séjour à Washington DC, et du restaurant éthiopien où nous avions dîné sans finir les plats trops épicés pour nous.
23/11/2007 19h - Librairie Dédicaces, Rueil-Malmaison