Prendre le temps d'écouter, d'écouter toute la parole
"Je savais que les navets entraient dans la composition du couscous, mais à ce point..."
Par delà l'utopie d'un monde où tout le monde pourrait prendre la parole, le web 2.0 enterre souvent son pouvoir de séduction sous une pile de remarques à l'emporte-pièce. Il faut avoir de l'esprit, être de préférence snob, et finalement, peu importe si la réflexion n'est pas approfondie. Je ne voudrais pas être à la place d'Abdellatif Kechiche tombant sur les commentaires de telerama.fr. Note moyenne des Internautes pour son très beau "La graine et le mulet" : 3/5. Et une brochette de commentaires acerbes, destructeurs et définitifs, comme ce trait d'esprit cité plus haut, magnifique.
Bien entendu, le citoyen Internet aime à mettre en valeur son indépendance face à la critique parisienne enthousiaste, alors il n'hésite pas à clamer son mépris quand le film ne l'a pas touché. Quatre lignes vengeresses sur un site Internet branché, et hop, on se sent mieux, et ce n'est pas fatiguant, quatre lignes. De toute façon, ce n'est qu'un film.
Un film parfois en équilibre, de temps à autre imparfait, un peu trop long ici ou trop caricatural là, un montage légèrement artificiel et convenu, ou un comédien un peu moins juste de temps à autre. Une grande envie de montrer qui parfois n'atteint pas son but, une générosité sur l'écran qu'il aurait fallu, peut-être, mieux contrôler, oser retenir. Mais cette générosité nous offre surtout de magnifique instants de vie et de paroles, ces mots qui ne veulent plus s'arrêter et débordent tout, jetés à la figure et ils ne veulent plus s'arrêter, alors le réalisateur les écoute et les observent longtemps, et nous avec. Les cris d'une jeune mère trompée, d'une jeune fille presque capricieuse collée au rideau, les discussions au cours d'un long repas de couscous où l'on mange, rit, et échangent quelques mots arabes, puis mange, et rit et bavarde encore, durant vingt minutes à l'écran. Donc, oui, c'est long et parfois violent, la violence la plus crus des mots familiers, mais entend souvent une telle parole brute à l'écran ?
La parole brute comme matière première du film, comme vecteur de son énergie, en échos du silence du père de famille usé, des paroles administratives, des remarques maladroites blessantes des notables sétois. La parole et les voix, les accents, et surtout les rythmes de parole qui se répondent, un rythme soutenant et souvent haletant, un rythme qu'il ne serait pas facile à intégrer dans un roman. Comment piéger à la fois le flot sans fin du verbe qui jaillit, tout en livrant les détails, le contexte, le soleil qui brille dans le ciel uniformément bleu, et ce sans perturber le déroulé des mots vivants ?
Mais c'est aussi la force d'un grand réalisateur, Abdellatif Kechiche, dont le sens de la justesse m'avait bluffé en voyant "L'esquive". Aucun doute, le César de la meilleure réalisation était mérité, cette capacité à présenter les sentiments adolescents et la violence quotidienne des dialogues agressifs, la banlieue et ses cités, les jeunes en mouvement dans le béton, et surtout, en dialogues répétés. Intégrer cette réalité au film, en capter toute l'intensité dans la durée, étirer la dureté permanente jusqu'à la rendre presque épuisante. Un matériau brut qui aura repoussé plusieurs de mes amis, en dépit du coup de génie du film : créer un contrepoint en introduisant le théâtre dans le récit, faire intervenir les phrases fines de Marivaux et les répétitions entre les barres d'immeubles, et ainsi, le film était devenu grand et fascinant.
Et, un an après, sortait le roman "Entre les murs" de François Bégaudeau. Un prof de français avec une troisième de ZEP, et tout un concentré de paroles adolescentes, de sweat-shirts à capuches, de fous rires et d'insolence dérisoire, l'impression d'une petite "Esquive" sur papier. Là aussi le matériau est offert brut, presque une pièce de théâtre, aucun long paragraphe et le tout sonne juste, se lit d'une traite. Mais au bout de cette traite, le sentiment diffus d'une "Esquive" en deux dimensions seulement : le quotidien du collège et sa répétition, mais sans ouverture, sans contrepoint, le cours de français et nothing but cette classe de français. Bon, peut-on être plus exigeant pour un roman d'à peine 200 pages ? Et pourtant, existe-t-il, ce gros roman multi-polaire intégrant la banlieue française ?...
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