2008/02/03

Une Opérette à aimer en gros et en détails

Tu ne cuiras point le veau dans le lait de sa mère
Ni ne feras tourner l'oeuf mayo dans la cuillère
Debout sur des cantines métalliques, les comédiens tapent des pieds pour soutenir le rythme de cette folle chanson alimentaire, accompagnés des cinq musiciens présents sur scène, et voici une nouvelle scène fascinante et énergique de cette Opérette Imaginaire. Mon voisin ne retient plus ses larmes de rire.

Cette Opérette, c'est un acte seulement de l'Opérette Imaginaire, la pièce écrite par Valère Novarina, mais un acte dont la richesse des propositions réjouira le spectateur imaginatif, celui acceptant la perte de repère proposée. Huit comédiens aux noms abstraits, prononçant des paroles entre philosophie et absurde, une sorte de non-sens dans son entendement le plus brut : un texte où aucun sens ne se révèle de manière immédiate, où le sens se construit dans l'imaginaire du spectateur. Les comédiens prennent le public par la main grâce à leur énergie, le plaisir magnifique qu'ils dégagent et les multiples inventions qu'ils proposent euphoriques. Mais le spectacle se construit dans l'engagement du spectateur, l'histoire qu'il assemble lui-même en posant côte à côte les émotions qui jaillisent.

Marie Ballet et Jean Bellorini, les metteurs en scène, disent ainsi dans le programme : "Cette profération court-circuite toute approche intellectuelle pour ne laisser place qu'à l'ivresse du jeu. C'est l'imaginaire qui ici est mis à nu"

Cette Opérette donc donc être abordée avec la prudence euphorique d'une première prise de LSD. Se laisser surprendre positivement par l'absence brutale de compréhension qui surgit des première minutes, ces personnages improbables proposant un texte sans queue ni tête, énumérant des lieux imaginaires tout en pompant un accordéon silencieux. Surprise, prudence, qu'il faut savoir accepter sans se crisper : à trop se focaliser sur l'interprétation, on perd de vue le rythme et la vie de l'ensemble, et l'angoisse bloque toute enthousiasme immédiat. Laissons venir les couleurs et les sensations, laissons surgir les visions fugaces, et le voyage devient doux, plaisant, insoupçonné. Et les premiers vers de Tomorrow Never Knows disent-ils autre chose ? "Turn off your mind, relax and flow downstream. This is not dying".

Une fois réglé sur cet entendement pointillé, la succession de visions peut effectivement conduire à une profonde ivresse théâtrale. Les chants de groupe succèdent aux duos surprenants, qui s'encadrent d'annonces de chansons improbables, de suicides collectifs à l'énergie de cour de récréation, et ici, les balerines peuvent très bien se passer de danser pour simplement réciter les pas de leur partition. On ne comprend pas grand chose précisément mais l'on se régale, si l'on ose, de ce groupe magnifique, ces comédiens qui se transmettent tour à tour l'avant-scène et la folie du texte.

Chaque scène construit rapidement ses situations et ses images magnifiques, et quand, quelques jours plus tard, on tente de partager son enthousiasme, son émerveillement, son dépaysement ou même sa perpléxité, il est presque impossible de transmettre la tonalité générale du spectacle à son interlocuteur : bon sang, comment évoquer avec justesse la cohérence qui se dégage de l'ensemble, quand un romancier infini nous lit son roman pendant 16 minutes, et que juste avant, la neige tombait sur scène au son étrange d'une scie ? A première vue, on aime l'Opérette pour ses éléments séparés, même les spectateurs les plus réfracteurs trouveront bien une scène à leur goût, je pense. Mais on se rend compte que le flot d'ensemble à son importance, comme pour un album rock cohérent, où les chansons tirent un poids supplémentaire de leur enchaînement.

L'Opérette doit donc s'aimer en gros et en détails, dans sa fantaisie la plus débridée comme dans ses instants les plus simples, et en restant à l'écoute de ses propres associations d'idées. Ainsi, à côté des monologues déments et des chansons de groupe débordantes d'énergie, mon passage préféré est certainement ce duo intimiste entre le Valet de Carreau et sa future épouse. Ils doivent attendre un an pour se marier, et pour supporter l'attente, se prêtent des parties du corps. A mes yeux, il se dégage une profonde tendresse de ces amants évoquant un pancréas, par la beauté de la mise en scène, mais aussi, certainement, pour l'écho avec une scène de l'Ecume des Jours :
- Je t'ai déjà dit que je t'aime en gros et en détails.
- Alors, énumère.

L'Opérette - Un acte de l'Opérette Imaginaire, de Valère Novarina
Compagnie Air de Lune, mise en scène par Marie Ballet et Jean Bellorini
Théâtre de la Cité Internationale (75014) du 14 janvier au 12 février 2008

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