"Devenir américain", s'exclamaient Bazin, Truffaut, Godard et compagnie dans les Cahiers du Cinéma, au début des années 50. Fascinés par la puissance et le savoir faire du cinéma américain, délivrant westerns profonds, films noirs et comédies sophistiquées au public de l'après-guerre, et une grand part de le discours critique visait à l'analyse de cet age d'or d'Hollywood, pour définir une cinéphilie moderne.
Et force est de constater l'énergie dégagée par ces comédies hollywoodiennes des années 40 et 50, dont la science du rythme m'impressionne à chaque fois. Ce pan d'histoire du cinéma reste pour moi un vaste continent inexploré, dans lequel je ne me suis promené qu'un nombre limité de fois, mais chaque incursion m'a donné envie d'y retourner plus profond. Ainsi, "Tous en scène" (The Band Wagon, de Vincente Minelli, 1953) m'a profondément impressionné par sa profonde maîtrise de la comédie musicale, et du divertissement au sens large.
Le scénario reste pourtant très classique. Fred Astaire joue une vieille gloire de la comédie musicale, passée de mode, et un couple d'amis entreprend de monter un nouveau spectacle pour lui à New York. Sans surprise, on assiste donc au montage du projet, aux répétitions, aux tentatives intellectuelles peu concluantes, pour aboutir au succès final d'un spectacle tirant profit du savoir-faire à l'ancienne du héros. Morale assez conservatrice, si l'on y songe un peu, mais surtout une grande déclaration d'amour à la comédie musicale classique, joyau culturel américain.
Mais si la trame apparente résonne sans surprise, le rythme d'ensemble envoute rapidement, lançant une scène de comédie aux dialogues ciselés, laissant surgir les scènes dansées, le chant, les gags, un peu d'émotion, et surtout, un sourire permanent qui déteint peu à peu sur les visages ravis du public. Une robe longue et souple flotte dans un parc de nuit, la danse s'invite doucement comme évidente et naturelle, et qui ne peut adhérer à cette légèreté ?
Par delà cette maîtrise impressionnante, le spectateur contemporain est souvent saisi par l'audace de l'humour, presque absurde et n'hésitant à naviguer aux frontières de la satire, de la caricature la plus acerbe. Le metteur en scène se perd dans ses fantasmes de mythe et d'adaptation de Faust, au grand désespoir des interprètes, et le filon est étiré au maximum, depuis des descriptions sans fin de l'enfer jusqu'à des ballets d'explosions au volume impressionnant : l'idée est poussé dans sa folie la plus profonde, cortège final d'éclats de rire impossibles à réprimer. Certaines comédies actuelles paraissent bien fades et remplies de retenues en comparaison, rares sont celles qui oseraient présenter des triplets avouant leur envies fratricides, non ?
Cette audace de ton se fond en une audace fascinante lors d'un fantastique numéro final de comédie musicale joué sur la scène de New York. Le système "comédie musicale montée dans le film" s'efface soudain, et l'on suit le spectacle au premier degré, magnifique numéro de comédie musicale jazz détournant le film noir. Les pas de danse quittent les rivages des claquettes classiques pour toucher à des postures robotiques et heurtées, perdues dans des décors symboliques, et la profondeur du film s'incarne alors quand on songe à son cheminement. Partant d'une scène de claquettes virtuoses mais classiques avec cirage de chaussures, le film a tissé une tension entre savoir-faire de music hall et intellectualisme mythologique creux, pour finalement livrer son message. La vraie recherche artistique de Broadway part des acquis du divertissement, et détourne ces codes par la recherche formelle, en capitalisant sur ce génie-là, la science du divertissement, sans se perdre dans des approches philosophiques superficielles et mal maîtrisées. Mieux vaut un divertissement haut de gamme, approfondi, à la richesse cachée, que de la mauvaise culture remplie de clichés : that's enternainment, mais quel enternainment !
Et c'est une impression similaire qui m'a saisit à la vue du dernier Batman, The Dark Knight. Y a-t-il figure plus typique du divertissement à l'américaine que celle du super héros ? Contour assez flou pour le public européen, généralement condensé en quelques attributs, costumes colorés et moulant, super-pouvoirs et scènes nécessaires de sauvetage du monde. Certes oui, nul folklore ne prend vie sans quelques clichés, mais sa véritable vitalité se mesure à sa capacité à coller à l'actualité et la plasticité des histoires, capable d'évoluer doucement au grès du génie artistique des auteurs. Aspect assez peu perçu en Europe, il me semble, mais un même personnage ne reste pas figé dans le marbre, la tonalité de ses aventures s'adapte au fil du temps. Le phénomène date de la naissance même des super héros, puisque Superman combattait les nazis pendant les années 40, mais The Dark Knight pousse cette logique de manière fascinante.
Non, Batman ne parcourt pas l'Irak et l'Afghanistan, son actualité tient plus à l'ambiance générale du film, et au surgissement pointilliste de détails marquants, une scène de torture télévisée filmée comme sur youtube, un sniper à une fenêtre proche de JFK, les ruines d'un bâtiment filmé en hélicoptère comme deux tours célèbres. Peu à peu, on saisit la capacité de l'œuvre à l'écran pour capter un état d'esprit, une crainte imperceptible, un sentiment de chaos du monde moderne. Il est fascinant de découvrir cette tonalité au sein d'un tel film, énorme blockbuster au budget mastodonte, au discours noire et presque nihiliste. Le divertissement poussé dans ses derniers retranchements pour aboutir à une œuvre véritable et pertinente.
Certes, les morceaux de bravoure ne manquent pas, poursuites en voiture, explosions, fusillades et combats à mains nues, livré à un rythme échevelé, car le public doit en avoir pour son argent. Mais ce rythme même peut être comparé à celui d'une chaine d'information en continu où défilent sans transition les pires images, agrégat désordonné et vertigineux : tout peut arriver, le pire est imprévisible mais permanent, le chaos s'écoule certain. Une collègue s'avouait déçue par le scénario, sans trop de fil directeur, et il est vrai que l'on a souvent l'impression d'assister à une accumulation. Mais cette accumulation folle fait sens, car existe-t-il encore de linéarité de l'histoire quand une bombe peut exploser à chaque instant ?
Mais, indépendamment de cette tonalité du récit, le film affiche toute la puissance potentielle du mythe du super héros, sa force métaphorique. Ainsi, le personnage du Joker se fait l'incarnation de ce chaos anonyme, visage grandiose et effrayant du terroriste. Le Joker à l'écran, et il devient impossible de deviner ce qu'il va arriver, si ce n'est le pire, et le vertige prend souvent face à cette folie pure, maîtrise parfaite de la destruction des repères, l'ébranlement d'une société. Le Joker original s'est éloigné, ce n'est plus un clown profond, un paria complet dont la vie a été brisée par une catastrophe originelle improbable comme une chute dans l'acide. C'est un être simplement balafré par un père alcoolique, couvert d'un maquillage inégale et d'autant plus inquiétant par ses imperfections ; petite folie engendrée par la violence familiale, et qui s'est juste emballée, poussée à l'extrême. La super méchanceté s'affiche tout simplement très humaine, rien que le mal.
Face à ce mal et ses pulsions chaotiques folles, le super héros se fait condensat de justice, personnalisation du pouvoir, défense de l'ordre. Mais, contrairement au lisse Superman, Batman se voit lui-même proie aux pulsions, le deuil familiale, la tentation de la violence la plus brute, et cette logique instable est elle aussi poussée à l'extrême dans The Dark Knight. Les coups de Batman portent et font souffrir de manière évidente, déclenchant elle aussi un chaos progressif, un nouvel axe de désordre dans la société. Pour le Joker, le monde n'existe pour y diffuser le chaos, mais l'intervention de Batman atténue la vague sans l'éteindre, elle génère même ses instabilités propres. Sa justice personnelle est certes plus efficace que celle contrôlée de la police, car moins contrainte, plus violente et brutale, mais sa violence et son indépendance la rende finalement inquiétante et ambiguë.
Constant pessimiste et terrible, associée à cette interrogation sans réponse : comment lutter au mieux contre la violence quand celle-ci ne vise que le chaos ?
Bien sûr, je suis conscient de ma propension personnelle à la grandiloquences, à l'excès dans l'interprétation et au lyrisme gratuit dans l'écriture. Mais il est fascinant de découvrir de telles pistes de réflexions dans des divertissements destinés au grand public, une recherche formelle capable de faire sens tout en restant efficace. C'est pourquoi, quelles que puissent être mes réserves sur certains blockbusters récents et faciles, je guette toujours le cinéma américain, près à m'enivrer de ces joyaux les plus brillants.