Parler cinéma pour la télé au café
- C’est vrai qu’il y a de très belles images. J’ai beaucoup aimé cette utilisation de la caméra DV, avec de gros grains sur l’image, ces enchaînements assez poétiques. Je pense ainsi au trajet dans Paris, dans un gros 4x4, avec une image déformée par la vitre, onirique.
- Oui, et aussi une scène dans un théâtre, un ballet, avec un grand écran au fond. La scène qui s’ouvre sur un très gros plan sur cet écran, tramé, on ne sait pas si c’est réel, d’où provient la déformation, puis le cadre s’élargit et les têtes des danseurs commencent à apparaître au premier plan, en bas. Poétique, magnifique.
- Cette recherche formelle m’a paru intéressante.
- On ne peut pas nier une grande beauté, toutes les scènes avec les défilés de mode, esthétiquement très fortes. Oui, c’est certain, c’est autrement mieux filmé de Michael Moore.
- Mais ce n’est pas la même chose. Michael Moore, c’est de l’investigation !
- On en revient toujours au même point. Pourquoi côtoyer Karl trois années durant pour ne pas apporter un regard plus critique ?
- C’est presque people. On dirait un reportage dans Voici, sur le monde de la mode, presque.
- Ca manque définitivement de changements d’angles, de prises de recul.
- Oui, people, c’est tout à fait ça. Mais ça nous offert Nicole Kidman.
- Une belle surprise !
- Je ne m’y attendais pas du tout.
- Ah, Nicole Kidman.
- Excusez-moi, je vais devoir vous interrompre un instant. Il y a un problème de son.
L’ingénieur se lève, barbu, gros casque sur les oreilles, et s’approche de la jeune fille au centre, tend sa main vers le revers de sa veste verte. Le micro cravate est tombé à nouveau, il ne tient pas bien sur ce tissu épais. Nous autres, les trois autres, attendons autour, buvant une gorgée ou deux de jus d’orange dans nos verres en plastique, les bouteilles cachées sous la table pour ne pas apparaître à l’écran. La discussion va bientôt pouvoir reprendre.
« Recherchons candidats pour un micro-kafé, dans le cadre de l’émission « Dimanche le cinéma » sur France 2 »
« Bonjour,
Content que tu sois intéressé !
Il s’agirait d’assister à la projection en avant-première du film Lagerfeld Confidentiel, au Planet Hollywood des Champs-Elysées, mercredi prochain à 18h. Nous irons ensuite dans un café, sur les Champs Elysées, pour discuter du film. Le tournage durerait une vingtaine de minutes, réunissant quatre téléspectateurs.
Je te rappelle lundi en fin de journée pour confirmer les détails pratique. »
Mercredi, donc, me voici m’enfonçant dans le Planet Hollywood, franchissant les cordons d’hôtesses par la simple phrase « je viens pour la projection du film Lagerfeld Confidentiel ». Immense salle au sous-sol, peuplée de costumes et de statues, Terminator 2 à l’entrée ou le masque de Predator, et de grands écrans diffusant en boucle des extraits de films commerciaux, des clips de gros tubes calibrés, et je me glisse vers les toilettes au son d’une chanson de Beetlejuice. Les toilettes sont propres mais très vétustes, le souci du décor a dû s’arrêter à la porte, mais reprend heureusement dans la salle du fond, velours rouges aux murs après le costume de Jean Yanne dans « Liberté, égalité et choucroute », avec un homme à une petite table, contrôlant une liste.
Mon nom n’est pas sur la liste, mais l’évocation de France 2 suffit.
Salle de cinéma large, aux fauteuils classiquement rouges, sept rangées de 14 sièges, où s’éparpille un public encore clairsemé, chacun muni d’un quotidien. Je m’assois à deux places d’un homme avec Le Monde plié sur sa cuisse, discutant sérieusement avec une femme.
- Est-ce que tu as vu de bons films en ce moment.
- Non, que des navets. J’en ai vu deux hier, deux navets. Un film avec Gad Elmaleh, « Comme son père », « Avec son père », je ne sais plus. Non, pas deux navets, un navet. Et l’autre est très quelconque, filmé comme un téléfilm, sans grand intérêt. Et toi ?
- Moi j’ai vu le Woody Allen. Pas mal.
- Tiens, bonjour Carlos.
Un homme s’est glissé dans la rangée, salue, s’assoit à côté de moi, et se penche vers la femme assise devant moi. Il n’est plus assis que sur le bout de son siège.
- Alors, tu as fini ton papier, Carlos.
- Non, c’est pour dimanche. Je vais boucler ça samedi. Tu pourras le lire dimanche.
- Non, je suis en Suisse dimanche.
- Ah. Je te l’enverrai quand j’ai terminé.
- Alors, il est comment Annaud ?
- Le film, comment dire ? Tu verras dans l’article. Mais j’ai eu un très bel entretien avec lui. Il s’est vraiment confié. Il a dit des choses qui lui tenaient vraiment à cœur, il me semble. L’importance qu’il portait à la mythologie, un vrai passionné depuis le collège. Et c’est là qu’il a dit quelque chose de très fort, qu’il a expliqué d’où lui vient cette passion. Une prof de français au collège, des rapports très forts entre eux. Tu imagines, ce gosse de douze ans, qui lit Eschyle dans les bras de cette femme ?
Un homme plus loin tient une demi feuille imprimée en noir et blanc, « Lagerfeld Confidentiel – Projection de Presse ».
Je parcours la brochure fournie pour décrire le film, petit livret en papier glacé rempli d’interviews, de conférences de presse post-projection à la Berlinale, de déclarations d’intention du réalisateur. Il sera étrange de comparer avec le film lui-même, qui ne dégage pas vraiment la même impression d’intimité, de document rare, mais alors pas du tout. Mais qui saura faire rire par moment cette troupe de critiques, le sens de l’aphorisme de Karl étant précieux pour le rythme du film, par moment.
Je sors, « Never win » de Fischerspooner encore dans la tête : efficace et entêtant et tellement évident pour montrer des défilés de mode esthétisés et donc tellement facile de la part du réalisateur.
Et nous commençons à descendre pour rejoindre le café de l’interview, un peu plus bas dans l’avenue, je découvre mes compagnons. Un jeune homme en costume – cravate sobre, avec sacoche en cuire, une jeune fille à la coiffure crépue et volumineuse, son copain au bras, et le garçon de la télévision, barbu, jean noir et chemisette sombre, notre guide. Le dernier larron nous rejoindra un peu plus tard à notre destination, notre café des Champs pour la télé : un snack Pomme de Pain, au 50 avenue des Champs Elysées.
On nous offre, au choix, un café, un jus d’orange, une San Pellegrino, et l’on nous emmène à l’étage par l’escalier en colimaçon. Un caméraman, un preneur de son, une table basse rouge avec quatre fauteuils rouges installés côte à côte, demi arc de cercle en rang devant le mur rouge franc et uni. C’est un peu pour ce mur qu’ils ont choisi cet établissement, semble-t-il.
On nous fait asseoir, nous installe des micros. Nous interdit de discuter du film. Ne pas perdre la fraîcheur !
La jeune fille travaille dans la mode, créatrice d’accessoires, en collaboration avec l’Afrique. C’est une amie du caméraman, contacté pour rééquilibrer la parité de notre groupe. Le costume cravaté est ingénieur automobile, d’une trentaine d’année. Et le dernier des quatre est étudiant en journaliste, cheveux bouclés et lunettes rectangulaires à épaisses montures noires, pull à damier gris avec col de chemisette vert franc, jean slim noir et Converses.
Nous trois, les garçons, avons vu l’annonce sur le forum des Inrocks.com, et sommes plutôt amateurs de cinéma, peu enthousiasmé par le sujet du film, reconnaissant des qualités visuelles, une recherche d’images, sans trop tressés de louanges. La jeune fille est plus intéressée par Karl, le personnage de Karl, son génie, et s’avoue déçue par le manque la légèreté du contenu, les fous rires du réalisateur bafouillant ses questions bateaux entre deux fous rires.
Le film ne devrait donc satisfaire totalement ni les uns ni les autres, non ?
Et cela aura été amusant d’en discuter alignés, le cou tournés, sentant un peu de retenue chez les autres, conscients du côté artificiel d’être poussés à discuter ainsi : discutez, continuez, au milieu d’un commentaire ponctuel des cameramen sur les gains à régler, des interruptions de l’ingénieur du son pour micro tombé, discutez, mettez-y un peu de folie, parlez !
On se sépare tout de même souriants après avoir signé une déchargé concernant « la diffusion sur tout moyen (existant ou à découvrir) », rencontre imprévue, et l’on se dit à bientôt pour la diffusion, dimanche 14 octobre à 22h40 sur France 2.
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