2008/02/23

A Köln, Justice m'a fait goûter à la pop et au Gross National Cool

La foule danse, les mains en l'air dans les lumières bleues et les éclats stroboscopiques, et les danseurs sourient en ondulant à l'étage, cette fille en collant brillant et T-shirt fluo comme posée sur la poutrelle métallique qui soutient la plate-forme.

Installée dans un ancien hangar en brique, avec large treuil par-dessus la piste de danse, voici la Diskothek E-Werk de Köln, et je me surprends avec des visions de l'Hacienda de Manchester, aperçue dans le film "24 hours Party People". Un cadre similairement industriel pour une même atmosphère de danse naïve et réjouie, et pourtant, ce vendredi, les DJs ne sont certainement pas aussi doués que les pionniers électroniques des années 80.

Le DJ de première partie a tranquillement enchaîné les tubes récents, tout sourire et bouche grande ouverte, avec une technique sûre mais sans aucun génie : à chaque fin de morceau, ce fameux ralentissement, cette baisse de rythme pour faire hurler la foule, et relancer ensuite le nouveau titre. Pas vraiment ce qu'on peut appeler un génie du mix, ni dans sa technique ni dans le choix des titres. LCD Soundsystem, LFO, M.I.A., Daft Punk, Bloc Party, cela m'a fait songé à l'expression du NME pour décrire la musique des Chemical Brothers. "Student techno" : une techno moins vulgaire que la dance commerciale des FM grand public, mais moins pointue que les avant-gardes du genre, les minimalistes, les chapelles précises. De la musique électronique efficace avec un peu de classe, pour faire danser les étudiants dans leurs soirées hebdomadaires.

Et Justice assume totalement ce classement dans la "techno pour fans de rock", offrant un plaisir hédoniste entre deux concerts à guitares, mais sans perdre la foule dans des sonorités trop dépaysantes. Les premières minutes du concert ont d'ailleurs été un peu inquiétantes : dix minutes d'attentes après le DJ de la première partie, pas malin pour maintenir l'ambiance qui s'était créée, puis les deux premiers morceaux joués presque à l'identique des versions album... Saturation du son, trompettes de péplum, basse lourde, l'efficacité est là, mais on reste loin de la classe du "Alive 2007" des Daft Punk, dans lequel ils mélangeaient allègrement leurs tubes dans tous les sens.

Cependant, peu à peu, le duo à la croix lâche la bride, et réutilise quelques recettes des deux robots, jetant un bout de "We are your friends" par-ci, une ligne de basse par-là, bousculant un peu les titres enregistrés. Ou, pour être précis, saturant un peu plus le son : pour Justice, la musique se délivre en concert dans l'excès, comme ces vieux groupes de hard rock poussant le volume plus fort dans les stades, pour le plaisir de voir se lever les poings et les gobelets de bière. Mais la foule est-elle ici pour autre chose ?

Et voici la vraie force des Justice, leur sens de la pop et de l'attitude associée. Leur originalité musicale n'est pas fantastique, mais se trouve intégrée dans l'histoire des musiques populaires et euphoriques, immédiates. On entend des guitares hard rock, un passage fait penser à des rythmes big beat des années 90, un peu de house maladroite glisse parfois, un passage hypnotique avec stroboscope évoque des songes une rave party. Une fois enrobé dans une magnifique présentation, l'efficacité musicale devient assez fascinante.

Il faut bien l'avouer, cet emballage pop se déploie dans un assemblage réussi, un joli sens du détail dans le décor, presque un geste artistique de pop-art. Leur hypothèse, et c'est peu contestable : le visuel est une clé essentielle pour la réussite pop en musique, et les bonnes idées ne manquent pas ici. La croix lumineuse, brillant en rythme d'une blancheur immaculée. Les platines et les tables de mixage posées verticalement, boutons vers la foule. Les quatre gyrophares. Et surtout, les deux murs d'ampli Marshall, neuf de chaque côté, magnifique trouvaille, jamais le rock basique n'avait été autant exhibé dans un concert électronique. Justice, c'est du lourd, c'est du rock, et c'est tout son mauvais goût qu'on adore assumer avec humour, ce plaisir de brandir le poing avec les doigts en cornes de diable, juste pour jouer au rebelle et donner plus de charme à la sortie du week-end, avant le poulet frites du dimanche en famille.

Alors, non, je n'ai pas changé d'avis sur l'album de Justice et ses faiblesses, mais je plonge avec ravissement dans ce concert, ces bousculades de jeunes portant leur bière, ces gamins avec casquette Run DMC ou jogging fluo, cette femme de 45 ans avec un bustier léopard à côté d'un jeune portant un T-shirt Daft Punk sous sa veste rayée. Le plaisir pop, ce n'est pas que de la musique, c'est participer à une ambiance, s'habiller pour l'occasion avec une chemise blanche sur un T-shirt sombre, et sourire largement en sentant la sueur couler dans son dos.

Et ce vendredi, plus étrangement, j'ai resssenti un peu de fierté française quand la foule hurlait son plaisir. La jeunesse allemande reprend à pleins poumons "We are your friends", et ma fascination se teinte de cette réflexion : les membres de Justice sont français. "Bien sûr qu'ils sont français", m'a dit ma voisine, "leur musique sonne tellement française". La voilà, la culture française à l'étranger aujourd'hui, ces membres de notre Gross National Cool, le Produit National Cool inventé par le Japon pour quantifier les exportations de jeux vidéos et de dessins animés. Penser en terme de nationalité, voici une réaction certainement naïve dans la culture globalisée actuelle, mais j'étais ravi et fier de cette enthousiasme explosant aux premières notes de Daft Punk et de Justice, faisant bondir la foule.

Admirer des murs d'ampli, sauter sur d'abominables sons sur-saturés, se perdre dans des réactions critiques argumentées économiquement, tous ces plaisirs instantanés et fugaces construisent un joli concert. Plonger dans plus de deux heures d'amusement, et s'émerveiller de le voir partager par tant d'invidus. Sur l'estrade à mes côtés, tenant la main d'une amie, une adolescente blonde en chaise roulante a dansé sans faire une pause toute la soirée.

Aucun commentaire: