Shakespeare Avignonnais
23/08/2007 – Le Roi Lear – Cour du Palais des Papes – Avignon
Fermer les yeux une fois encore, juste une minute, ou deux. Laisser couler la musique des mots dans l’ombre, cette fluide et jeune traduction d’une langue splendide, un fond, un air qui se déroule sans que je le comprenne totalement, mais la parole théâtrale reste agréable abstraite par ses beautés rythmiques. Flottement d’avant le sommeil. Au milieu d’une foule.
Soulever les paupières
et
Saisi par la force des tableaux sur la scène, couleurs, présences, espace. Espace, y a-t-il espace théâtral plus puissant ?
Vivre la soirée en flashs impressionnistes, en saisissements, intenses, en sensations éparses. Par la grâce du spectacle reçu, et la force surprenante du décor, le décor dans sa plus vaste expression, le décor de ma soirée depuis l’attente d’avant spectacle jusqu’à la marche nocturne enivrée pour rentrer. Je vis de nouveau une grande soirée de théâtre car une soirée intense et totale et fascinante.
Assis à 20h sur l’esplanade jaune, et j’écris face à un horizon de foule et de théâtre de rue, et, au loin, la présence éclatante du Palais sous le ciel sombre.
Puis une queue plus excitante qu’une simple file, au plus près des pierres anciennes aux teintes sages, prenant place dans ce vaste groupe de spectateurs passionnés, toute une vie et une authenticité, culturelle, architecturale, canalisées par quelques barrières vauban.
Et attendre encore sur l’escalier de pierre, près des pavés et d’une lourde porte de bois, et glisser doucement dans un palais.
Un temple investi par des entrelacs d’échafaudages, terribles poutres métalliques et chemins de planches qui zigzaguent, le squelette à panneaux et numéros d’entrées au milieu des limites d’une cour grandiose.
Des couloirs et des arcades jusqu’à des toilettes presque incongrues, envahies par une longue file féminine. Petite galerie vers les sanitaires où l’on ne passe qu’à deux de front, et où on ne passe alors qu’à un car les femmes attendent nombreuses. Difficile de sortir donc car les hommes se pressent de rentrer, cela va bientôt commencer, et ils proclament leur Pardon pour s’infiltrer, mais au bout de trois, je refuse ce pardon d’un coup d’épaule, pardon, non, laissez-moi sortir. Ce doit être l’excitation.
Rang ZD sur le bord, côté jardin. Trentième rang, et deux seulement derrière moi.
Mais quelle aspiration de l’endroit.
Pente forte des gradins bondés
Toute une largeur de scène dépouillée
simple rectangle rouge d’étoffe
et quelques personnes debout
Et derrière
Toute la verticalité d’un mur de pierre
à peine percé de quelques fenêtres sombres ou projecteurs
et retenir son souffle
Malgré une douce lassitude, la fatigue d’un festival. Il faudra picorer, mais picorer enthousiaste.
Une vague d’exclamation sur toute la surface du public devant moi. Ca commence ? C’est le début d’une pluie fine, quelques minutes avant les trois coups.
Les silhouettes se lèvent, la masse de foule ondule en toile imperméable, capuches et parapluies, et se déforme, monte peu à peu pour se mettre à l’abri. Je suis haut, mais je fais partie des deux ranges abrités par une planche.
La météo locale prévoit trente minutes d’averse, le spectacle sera donc reporté d’au moins trente minutes, restez dans les parages, résonne un haut-parleur. Et ils se décident enfin à ranger la toile rouge sur la scène, déjà parcourue d’éclats humides pendant que tout le monde monte vers les rangs élevés qui tremblent.
Prendre des photos des parapluies au flash, puis fermer les yeux, profitant du temps mort.
Au bout de quarante minutes, le tremblement métallique se fait redescente et réinstallation, face aux planches de bois sombre d’imprégnation, de la large tenture rouge luisante.
Tout sur scène peut commencer, et commence vite et brutalement !
Car le coup de théâtre est instantané, la tension immédiate, la déstabilisation surgit initiale et la pièce découle toute entière de ce nœud d’intrigue au premier regard. N’en savoir rien auparavant, et j’en prends conscience surpris, peu à peu, incertain, face au défilé de couples isolés sur le grand carré rouge. Le Roi Lear découpe son royaume et distribue par chantage d’amour filial, et l’estrade en pente tendue de rouge dessine une carte immense aux vagues de vent, où les puissants du monde se tiennent debout et seuls chefs.
Et survient ce rien. Le rien évoqué avec respect et émerveillement par les critiques, les metteurs en scène, les connaisseurs du théâtre. Un rien pivot de pièce.
Que peux-tu dire à ton roi, pour montrer que tu m’aimes plus que mes sœurs ?
Rien.
Toute la sécheresse fascinante d’une réponse honnête et abrupte.
La royauté bascule, la mascarade, la cour, les personnages s’agitent tout autour du carré rouge, ils apparaissent même descendant les allées des gradins, élargissant encore cet espace de jeu immense. Le jeu s’infiltre partout, et qu’importe si on l’entend mal. Les perles visuelles commencent à s’enfiler le long du fil nocturne, même si certaines s’éloignent parfois de mon esprit fatigué.
Des robes en vase de velours épais retournés.
Des pages qui courent, s’agitent, courent, se pressent sur toute la longueur, sauts, se pressent, petits bons, et tournent, pour bientôt revenir après avoir fait le tour.
Et un bâtard. Et un traître. Et un demi-frère en fuite.
Le rectangle de bois incliné révèle ses trappes où les coureurs plongent et d’où les chasseurs surgissent. Quel émerveillement.
Le roi envoie son émissaire et il se dispute et se fait emprisonner, monte au ciel hissé par ses chaînes, il flotte par-dessus la scène, tourne en tout sens et tête en bas, léger, fragile et magnifique.
Débarque le fou du roi sur une scène dépouillée, le roi à jardin et un homme à cour, rien de plus, et le fou soutient de longues minutes une scène euphorique en répétant simplement ça va, ça va au roi, ça va, ça va, variations sur les ça va, ça va au public, ça va aux acteurs, ça va, ça va, ça va au mur vertical.
Mais le roi glisse seul, sans plus aucune terre, ni pouvoir, une couronne juste posée sur la tête mais en simple couvre-chef. Les filles l’abandonnent même, aucun toit pour l’accueillir, la nuit, et le voici flottant dans la nature dépouillée, quelques planches de bois penché sans tour, avec un fou pour toute suite. Ils marchent instables, les pieds titubant, et ils ne parlent plus sous la tempête qui approche. Ils soufflent. Grognent. Doucement, puis explosent peu à peu. Ils sont la tempête, ils hurlent le tonnerre extatique, transe de folie, déchaînée, ils appellent la foudre et la font claquer en raclements déments de gorge.
La folie invoquée dans la furie.
Le roi perd pied et d’autres également, un fils légitime en fuite prétendant l’idiotie, se cachant derrière les cendres étalées sur son corps et son torse, faussement hébété.
Et son père qui le chassait se trouve pris lui aussi dans le complot, accusé de trahison maintenant. Il pourchassait son fils et on le capture, et l’aveugle, lui transperçant un œil, puis l’autre malgré les interventions, torture en plein centre de la scène. Gloucester nouvel aveugle hurle et déambule, pantin branlant, trébuche dans un dédale, des montagnes, échafaudages, scène déstructurée en obstacles, il tombe dans le vide bras tendus et on le rattrape en bas, et il repart, tombant encore. Une danse mécanique et sans vue sur les largeurs de la scène quand les autres dialoguent encore.
Voici l’entracte.
Depuis une demi-heure des personnes quittent leur place, craignant certainement un spectacle sans coupure. Ils se lèvent par un ou deux, montent vers le haut, tout en haut, et une ouvreuse doit les poursuivre pour les guider vers la bonne sortie. Leurs pas font résonner les planches quand ils empruntent l’allée devant les plus hautes places, la mienne, leurs têtes zébrant le spectacle sur scène.
Mais beaucoup restent, éparpillés sur le pas du Palais, petits groupes posés dans l’ombre sur les pierres aux arrêtes rondes, en surplomb d’une esplanade vide à une heure du matin. On croque un biscuit, discute la mie en scène et ce travail qu’on apprécie, en songeant à cette couverture bleue qu’on va saisir même si le vent s’est calmé depuis le week-end. Je vais encore fermer les yeux, mais tous les grappillages vont être délicieux.
Alors on s’assoit gourmant pour la reprise, la laine bleue étendue sur les genoux, et on sourit, ravi de redécouvrir la scène de m-ième rang, merci aux fuyards de l’entracte. Les comédiens sont plus grands et offrent de nouveaux détails dans cette nouvelle perspective.
La batterie plus visible, la musique qui se déplace au grès des scènes sur les estrades de l’ancien plateau divisé en parts. Et les parts se déplacent même, elles roulent et le plateau ainsi respire et danse de ses échafaudages. Il sait se dépouiller pour offrir la force complète et nue de son espace large et immense.
Deux hommes à pas prudents, toutes petites avancées en se tenant, un précipice tout près, un ravin, la falaise, la tension de mouvements minuscules au cœur d’un plateau bien solide, et ils marchent sur leur fil en murmurant, en micro apartés. Gloucester veut se suicider. Guide-moi à la côte. Il écarte l’autre, son fils, qui joue le jeu, qui l’a sauvé en le menant au milieu d’une plaine. Les bras écartés pour garder l’équilibre jusqu’au bout, au bord de l’abyme supposée, imaginée, espérée, Gloucester va sauter dans le vide mais c’est un plateau solide et il ne risque rien, même pas le personnage, en fait, mais quelle grandeur peut prendre un aveugle au centre d’une si grande scène dans l’ombre.
Gloucester vit donc encore.
Et se trouve aspiré dans la bataille, poupée molle à nouveau ballottée sous les chars des combattants et généraux qui se chargent en musique, et la scène s’anime de tout côté, des tréteaux mobiles et corps traçant des figures, et si, à la fin, certains meurent étendus sur des draps rouges, le couronnement dans la pièce appelle des vagues d’applaudissements pour saluer toute cette série de tableaux.
Et tous glissent dans le fantôme gris des rues de trois heures du matin en souriant.
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